Les déclinaisons du réseau
Pour l’humain du XXIe siècle, l’idée que tout est tributaire d’un réseau – qu’il soit biologique, social ou numérique – semble relever de l’évidence. Cette notion conditionne notre perception de nous-même et du monde à tel point que nous ne l’interrogeons plus guère. Par son travail en installation, dessin et photographie, Marie-Josée Laframboise attire notre attention sur les univers relationnels qui tissent le monde, nous invitant de ce fait à en prendre conscience et à les percevoir différemment. Pensons à ses photos, Ciel de Bâle (2004) par exemple, où elle capte l’entrelacement, dans l’espace aérien, des innombrables fils électriques et téléphoniques auxquels nous ne portons plus attention. Non seulement ces photos saisissent-elles de manière frappante des réseaux étendus dont l’existence même étonne, mais, par la façon dont l’artiste la retravaille, l’image révèle des fragments géométriques que les lignes divisent et rapprochent tout à la fois, sectionnant l’espace en des ensembles au sens mathématique, dont les rapports ont toujours fasciné Marie-Josée Laframboise. Sensible à ces opérations de mise en relation, l’artiste les réinvente et les transmute dans les mises en scène constamment renouvelées que proposent ses œuvres, en soulignant tantôt la dimension organique et biologique du réseau, tantôt ses aspects plus virtuels et abstraits.
Nouant le papier kraft dans un geste patient, Marie-Josée Laframboise a créé de grandes installations formées de lacets tentaculaires qui, prenant appui sur des colonnes, des branches d’arbres ou sur les murs, envahissent l’espace pour créer un Pont de ficelles (1998) ou des Rets (2000) faisant penser à des faisceaux de lianes ou de neurones, qui portent et retiennent le regard. L’espace d’exposition joue un rôle central dans l’élaboration de l’installation, de façon à ce que, comme dans Pont de ficelles, notre attention soit attirée tout autant sur ce qui est relié que sur ce qui relie.
Cette prise en compte du contexte dans la mise en place des œuvres s’applique à toutes les installations de l’artiste, qui s’approprie l’espace en tirant parti de ses singularités, comme dans Le Pleureur (2001, 2009) qui réunit et oppose, selon un axe vertical, un ensemble de morceaux de tissus suspendus au plafond et une flaque de billes étalées sur le plancher comme s’il s’agissait de larmes. De manière générale, la scénographie que propose Marie-Josée Laframboise s’engage du côté de l’abstraction. Cela est particulièrement frappant dans les installations constituées de filets tendus entre les murs d’une salle ou entre des bâtiments (Attraper les vides, 2011), où il s’agit de suggérer un réseau qui n’est pas sans faire penser à l’univers du mapping, c’est-à-dire de la modélisation virtuelle. De ces « ensembles réticulaires », diaphanes et aériens, qui peuvent également évoquer les jeux de lumières des aurores boréales, je retiens surtout une impression de mise en tension. Dans les assemblages de fils de soie et de nylon qui forment les Cafouillages et petits désordres (2005 et 2009), cette tension se réclame apparemment d’une organisation plus aléatoire. Ne nous laissons cependant pas leurrer par un tel titre : la mise en réseau postule ici une logique sous-jacente qu’il appartient au spectateur d’identifier, tout comme c’est le cas pour les ensembles de petits tubes de couleur fixés au mur de manière à former des Circuits (2003 et 2009, notamment), dont seule une portion semble être visible, évoquant par leur disposition une imposante carte-mère électronique. Dans ces conditions, une portion du système est montrée tandis que l’autre n’est que suggérée.
Dans sa série d’Inflexions (2013-2014), Marie-Josée Laframboise a préféré détacher l’œuvre des murs pour occuper tout l’espace de la galerie au moyen d’une série de fragments de cerceaux colorés, assemblés pour former un ensemble de circonvolutions monumental mais léger, traçant dans l’espace un mouvement auquel le spectateur est convié à participer lorsqu’il s’engage dans l’installation. Véritables dessins tridimensionnels, ces Inflexions sont apparentées aux Variations bleues (2013) par leur entrelacement de courbes, dont le caractère géométrique confirme à quel point l’artiste donne des prolongements ludiques aux modèles scientifiques dont elle s’inspire.
Une prise en compte particulièrement saisissante du monde et de l’espace nous est proposée dans les dessins que l’artiste réalise à partir de cartes géographiques dont elle réinvente les tracés afin de nous offrir un Grand parcours (2012). Prenant appui sur le langage et la disposition cartographiques, ce parcours offre une série d’ensembles et de circuits abstraits qui s’interpénètrent et se superposent.
Au cœur même du corpus d’œuvres que nous a offert Marie-Josée Laframboise au fil des années s’inscrit donc un geste créateur répétitif qui se déploie sur les modes de la variation et de la modulation. Au moyen de ce travail, la transformation de matériaux souvent simples donne lieu à des ensembles complexes dont la dimension ludique est immédiatement perceptible, sans parler de la poésie se dégageant d’œuvres qui explorent et déjouent l’espace, en proposant un grand nombre de déclinaisons imaginatives de la notion de réseau.
Jean-Philippe Beaulieu, 2015.